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La nation Navajo entre tradition et modernité

Par Marie-Claude Feltes-Strigler

La réserve navajo s’étend sur plus de 64 000 km’, en partie dans le nord-ouest de l’Arizona, au Nouveau-Mexique et en Utah du nord, entre les quatre Montagnes Sacrées qui protègent Diné, le Peuple, comme se nomment eux-mêmes les Navajos. (Le terme « navaja » est la déforma­tion phonétique espagnole d’un terme tewa qui signifie « champs cultivés dans un arroyo »). La tribu compte 250 000 membres reconnus, dont à peu près 80 % vivent dans ce qui est de loin la plus grande réserve indien­ne des Etats-Unis.

Les Navajo appartiennent à la famille des Athapasques, du nom d’un lac au nord-ouest du Canada : on en trouve des représentants en Alaska, au Canada, en Californie et dans le Sud-Ouest. Les chercheurs pensent en général que ces populations sont arrivées sur le continent nord-américain par le détroit de Behring en provenance d’Asie, plus tardi­vement que la plupart des autres groupes amérindiens. Puis, par migra­tions successives, les Navajo sont arrivés dans le Sud-Ouest probable­ment vers la fin du 14′ ou le début du 15′ siècle.

Cette opinion est en contradiction avec le mythe navajo de la Création qui raconte comment Diné a émergé à la surface de la terre après avoir traversé quatre mondes subterrestres. Là, ils ont pu prospérer car, toujours selon le mythe, le Peuple Sacré leur a enseigné tout ce qui était nécessaire pour mener une vie harmonieuse et prospère, y compris les cérémonies rituelles.

Effectivement, dès le début des années 1600, les Navajo étaient une tribu puissante. Ils avaient rapidement adopté des techniques et des cou­tumes des Indiens Pueblo, arrivés dans le Sud-Ouest longtemps avant eux. Bien qu’ils aient résisté à l’évangélisation et à la colonisation espa­gnoles, ils ont choisi de retenir ce qui pouvait enrichir leur vie : ils ont adopté de nouvelles cultures comme le blé et les pêchers (leurs vergers du Canyon de Chelly feront plus tard l’admiration des Anglo-Américains).

La technique du tissage n’a pas été empruntée aux Pueblo, c’est Femme Araignée qui leur a appris à tisser

Ils ont adopté également le mouton et le cheval espagnols. Peut-on Ima­giner aujourd’hui les Navajo sans leurs chevaux et leurs troupeaux de moutons ? Grâce aux emprunts qu’ils ont fait aux autres cultures, soit indiennes, soit européennes, les Navajo ont construit les bases de la cul­ture navaja moderne, en les faisant leurs, c’est-à-dire que des acquisitions récentes ont été incorporées à leur passé mythique : ce sont les Etres Sacrés qui sont censés leur avoir donné les moutons, et la technique du tissage n’a pas été empruntée aux Pueblo, c’est Femme Araignée qui leur a appris à tisser.

Vers le milieu du 19′ siècle, les Anglo-Américains ont commencé à arriver en pays navajo et allaient bientôt représenter le plus grand des dan­gers pour leur monde culturel. Malgré une résistance farouche ponctuée de traités (non respectés) avec les Américains, de raids d’expéditions de représailles, les Navajo ont finalement été vaincus par le colonel Kit Carson dans le Canyon de Chelly en 1864. Ce dernier avait pratiqué la politique de la terre brûlée, détruisant demeures et récoltes, si bien que le froid et la faim obligèrent les Navajo à se rendre. S’ensuivit une période de leur histoire dont le traumatisme est toujours présent : une Longue Marche de 400 kilomètres les emmena dans des conditions effroyables en dépor­tation à Fort Summer, où ils doivent apprendre à devenir de petits fermiers paisibles. L’expérience fut un échec total : une terre ingrate, dépourvue d’arbres, une eau acide peu propice aux récoltes et qui les rendait malades, les empêchèrent, malgré leurs efforts, de subvenir à leurs besoins. Devant le coût de l’expérience et les supplications des Navajo, le gouvernement fédéral signa en 1868 un traité qui créait une réserve de 14 000 kilomètres carrés, située dans l’ancien pays navajo. Ils se retrou­vaient enfin sous la protection de leurs quatre Montagnes Sacrées, entre lesquelles ils étaient apparus à la surface de la terre.

Ainsi, il n’y a que 132 ans que les Navajo ont pris un nouveau départ. Revenus « chez eux », ils avaient, et ont toujours, la volonté de réussir. Grâce à leur extraordinaire faculté d’adaptation, ils ont survécu à toutes les épreuves. Ouverts à des influences extérieures, parmi lesquelles ils ont fait leur choix pour les adapter ou se les approprier, on peut dire que les Navajo sont « modernes ». Une société peut difficilement vivre repliée sur elle-même, en refusant tout apport nouveau. C’est cette modernité qui per­met de créer de nouvelles traditions, d’enrichir une culture. La Nation navajo est unique aujourd’hui, par son mélange de modes de vie tradi­tionnels et modernes.

Mais qu’en est-il de la vie quotidienne du « Navajo moyen » ? Il vit entre deux mondes. La plupart des Navajo de la réserve vivent dans un monde difficile, ni entièrement blanc, ni entièrement navajo au sens traditionnel du terme, un monde où les valeurs changent, où les désirs changent. En 1868, lorsqu’ils sont revenus de Fort Summer, les Navajo étaient presque 9 000. Aujourd’hui, il y a 250 000 Diné. Cette explosion démographique a presque créé deux tribus : les Anciens, dont la plupart ne parlent pas anglais, et les jeunes. Les 60 % des Navajo qui ont moins de 25 ans n’ont pas connu la rude vie de bergers de leurs grands-parents. Il n’est évi­demment pas question de revenir au passé ; mais il n’en reste pas moins qu’il y a pénurie de logements et d’emplois. Le chômage tourne autour de 50 %. Un tiers des habitations n’a pas l’eau, ou pas l’électricité, ou ni l’un ni l’autre. L’alcoolisme et la drogue mettent en danger la vie de nombreux jeunes, perdus entre deux cultures concurrentes. Les Navajo sont bien conscients de la difficulté de cette situation. Ils sont soumis depuis long­temps à de puissantes pressions de changement auxquelles ils ne peu­vent pas réagir. La crise de 1929 (suivie du New Deal), la deuxième guer­re mondiale et l’apparition de l’automobile dans la réserve ont apporté un véritable ouragan de changement. C’est la deuxième guerre mondiale qui allait mettre fin à leur relatif isolement économique et culturel car, pour la première fois, des milliers de Navajo ont été exposés pendant une longue période à l’influence des sociétés au-delà de leurs frontières.

Les Navajo savent qu’un compromis avec la civilisation euro-américaine est obligatoire. Ils se distinguent parmi les Amérindiens par la promptitude avec laquelle ils se sont adaptés à l’impact de la culture blanche tout en gardant leur indentité et la structure de leur propre organisation culturelle. Ils sont aujourd’hui dans une économie de marché, ont de plus en plus d’emplois de salariés et sont dépendants des produits manufacturés : les pick-up trucks sillonnent la réserve, tous équipés de radio ; la télévision, le magnétoscope, l’ordinateur sont très présents là où il y a de l’électricité. Le temps est loin où les tisserands et les orfèvres échangeaient leurs oeuvres pour du café ou de la farine. Aujourd’hui 20 `)/0 des jeunes font des études supérieures, 45 % font des études secondaires. Mais grâce à l’éducation bilingue et biculturelle des écoles de la réserve, 80 % des Navajo parlent leur propre langue ; le système clanique demeure intact et les liens avec la famille étendue restent de règle, ce qui ne les empêche pas de lutter pour moderniser la réserve et tendre à l’auto-suffisance économique.

J’ai ailleurs soutenu la thèse que la Nation navajo est une nation émergen­te, qui veut se débarrasser des vestiges de l’économie coloniale. Ce sont de grandes multinationales qui exploitent les richesses du sous-sol de fa réserve. Cependant les Navajo sentent le danger de tirer une trop grande partie de leurs revenus des royalties du charbon, du gaz et du pétrole, qui vont de toute façon s’épuiser dans un avenir pas très lointain. Les choix actuels sont de trois sortes : créer des entreprises tribales, favoriser les joint-ventures et les petites ou micro-entreprises qui créent des emplois dans les communautés locales et donc évitent la séparation d’avec la famil­le étendue. Elles n’endommagent pas le tissu social. Parallèlement, le gou­vernement tribal fait un effort pour développer des petits centres commer­ciaux, pour implanter des services autrefois existants, comme une poste à Window Rock, la capitale, ou des distributeurs automatiques de billets.

On voit ainsi que la Nation navajo veut prendre le contrôle de son propre développement, veut le moduler pour préserver son tissu culturel. L’équilibre est difficile à trouver. Ainsi, il faut bien construire des routes pour que les enfants puissent aller à l’école et les adultes se rendre à leur tra­vail, mais il n’est pas question pour cela de profaner des sépultures, des lieux sacrés, qui sont censés demeurer secrets. En l’absence d’archives, il faut procéder à des enquêtes laborieuses auprès d’une population réti­cente ; et si cela s’avère nécessaire, le tracé immédiatement prévu est modifié. Ces atermoiements ralentissent le développement et découragent certains jeunes cadres navajo, qui démissionnent, impatients de faire avancer les choses. Il ne faudrait pas qu’il y ait une « fuite des cerveaux

Quelles sont les chances d’une Nation navajo à la fois fidèle à ses tradi­tions et moderne, au sein d’une nation capitaliste ? Il semble que le seul choix qui s’offre aux Navajo, mais peut-être aussi aux autres sociétés amé­rindiennes, est une modernisation contrôlée qui implique, non seulement l’acceptation de la technologie moderne, mais aussi l’adoption d’une par­tie de l’organisation sociale et des valeurs de la société majoritaire. Ce qui est nouveau, c’est que cette modernisation relève d’un choix délibéré, non imposé de l’extérieur, que le but n’est pas l’assimilation, mais la possibili­té de préserver l’identité d’un groupe maître de son propre destin. Ce choix néanmoins n’est pas sans danger pour la cohésion de la communauté, car il entraîne inévitablement des luttes entre des groupes traditionalistes et modernistes, car ceux-ci, dans un désir sincère de remédier à la pauvre­té, provoquent des modifications de la société traditionnelle.

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